Bibliothèque publique d’information – notre réponse du 03/06/2022.
L’histoire n’existe que par une mise en récit du passé. Or, cette mise en récit « comporte par nécessité une dimension sélective » qui « offre à la manipulation l’occasion et les moyens d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la remémoration », explique Paul Ricoeur dans Temps et récit III (éd. du Seuil, coll. Points, 1983, p. 579 et p. 103) : oubli volontaire de certains éléments gênants et mise en exergue d’autres, pour promouvoir une certaine vision du passé.
Y a-t-il eu des cas de manipulation de l’histoire de France ? Et pourquoi le travail de l’historien ne peut-il pas en général se voir taxé de “manipulation” ?
Quelques exemples concrets de manipulation de l’histoire et types d’usage
La manipulation au service du ciment national
“Manipuler” les faits consiste à « travestir les faits, à déformer leur interprétation, à mentir par omission. […] Manipuler c’est chercher à amener les esprits à adopter certaines idées ou opinions sans qu’ils puissent s’en rendre compte et au besoin contre leur gré » (Jacques Caritey, article « La manipulation en histoire », Revue administrative, n°300, nov-déc. 1997, sur la plateforme Jstor, en accès restreint).
On pourrait citer la création de personnages légendaires à partir de Clovis ou de Vercingétorix, qui vont servir de héros exemplaires identificatoires et contribuer à forger le sentiment d’appartenance à une communauté nationale.
Vercingétorix
Paul M. Martin, éd. Perrin, 2013.
Extrait :
« Il est en effet devenu, depuis le milieu du XIXème siècle, un mythe national, une légende fortement ancrée dans la pseudo-mémoire collective des Français. […] Comment cerner un personnage qui a fait l’objet d’autant de “retraitements” historiques ? […] Il a été l’objet de toutes les manipulations de la part d’un nationalisme agressif ou d’un patriotisme cocardier bon enfant. » (p.10)
Après un établissement rigoureux des faits et de ce que l’on peut savoir de la vie de Vercingétorix, le chapitre 11, intitulé “Résurrection”, expose les étapes de construction légendaire de ce “personnage de héros national” et les différentes exploitations qui en sont faites.
Naissance de la nation France
Colette Beaune, éd. Gallimard, 1985. 1er livre, chap. II “Saint Clovis”.
L’historienne montre comment la figure de Clovis se trouve volontairement “déformée” (simplifiée, épurée de certains épisodes fâcheux, idéalisée) jusqu’à devenir au XVème siècle “l’archétype et le modèle du roi très chrétien” (p. 61).
Le mythe national : l’histoire de France revisitée
Suzanne Citron, les Éditions de l’atelier, 2017.
Résumé :
Une relecture du passé à partir d’une grille critique des conditions dans lesquelles s’est construit l’Etat-nation avant, pendant et après la Révolution française. Cette édition prend en compte les questions de l’immigration, de l’identité nationale ou des lois mémorielles. Elle est augmentée d’une nouvelle préface. ©Electre 2017
« Roman national », « récit national » : de quoi parle-t-on ?, par Anne-Aël Durand, Le Monde, Les Décodeurs, le 28/09/2016.
Extrait :
« La construction de ce « récit national » s’appuie sur les manuels de l’historien positiviste Ernest Lavisse, utilisés entre 1884 et les années 1950, qui déroulent des récits de conquêtes, d’épopées et de personnalités : Vercingétorix, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Napoléon… Dès la couverture, le Petit Lavisse enjoint aux élèves : « Tu dois aimer la France, parce que la Nature l’a faite belle et parce que l’Histoire l’a faite grande.
(…)
L’historien Vincent Duclert note d’ailleurs que dans son discours sur les programmes d’histoire, François Fillon – de même que Jean-Luc Mélenchon – parle de « récit » et non de « roman » national. « Un récit fait appel au savoir, à la raison. Il peut être vérifié et critiqué sur son exactitude. (…) L’idée d’un roman national n’appartient qu’aux nostalgiques de la grande France coloniale et du culte barrésien de la terre et des morts. »
La difficile question du roman national : « du dogmatisme au discernement », séminaire interne « Dogmatisme et discernement », Académie des sciences et des lettres de Montpellier, 15 mars 2021.
Présentation :
« Le roman national, expression récente mais réalité ancienne, fait l’objet de débats incessants depuis quelques années. Il est suspecté de ne pas discerner l’histoire de la légende et du mythe, et d’être une version idéologisée du passé de la nation. L’historien Pascal Ory démontre que toutes les nations ont leur roman identitaire : la matrice du roman national français a été forgée par Siéyès et par les historiens de l’École romantique, puis imposé de façon « dogmatique » sous la IIIème République : Jules Ferry voulait « façonner l’âme et le cerveau » des enfants pour leur inculquer « une religion de la patrie ». Les manuels scolaires de Lavisse ont mis en œuvre cette politique. »
La nouvelle orientation de l’enseignement de l’histoire depuis 1984, ayant pour objectif de “former à l’esprit critique, au discernement”, « a ses partisans et ses détracteurs, parce qu’elle met en jeu la conception même de la nation et de la relation de l’individu à la nation. » [Nous surlignons.]
La manipulation au service d’une vision idéologique et politique identitaire
Deux profs d’histoire détricotent les propos de Nicolas Sarkozy sur les « Gaulois » par Violaine Morin, Le Monde, le 20/09/2016.
Extrait :
« Comme si cela devenait une habitude, deux historiennes sont entrées dans le débat pour remettre les choses dans l’ordre : Mathilde Larrère, et ses petits rappels historiques en série de tweets déjà familiers, et Laurence De Cock, professeure d’histoire-géographie à Paris, elle aussi « engagée à gauche » et se disant « proche du mouvement Ensemble ! (…)
À quatre mains, elles ont procédé au détricotage méthodique des propos de Nicolas Sarkozy. L’ensemble des tweets a été rassemblé sur Storify. Mathilde Larrère se charge d’expliquer que « les Gaulois » ne correspondent à aucune réalité historique, le terme recouvrant en fait de nombreuses ethnies rassemblées sous le nom « Gaulois » par l’empire romain. »
Le Puy du Faux de Florian Besson, Pauline Ducret, Guillaume Lancereau et Mathilde Larrère, éd. Les Arènes, 2022.
Présentation :
Une mise au point historique consacrée aux spectacles du parc d’attractions du Puy du Fou présentant une histoire de France romancée, réinventée et erronée. Les auteurs passent au crible les erreurs historiques et les biais politiques présents dans ce divertissement.
Critique du journal Le Monde :
Le “Puy du Faux” : voyage dans un parc sans Lumières, par Marc-Olivier Bhérer, le 22/04/2022 [en accès abonné sur le site du Monde].
Le journaliste montre, suivant les auteurs de l’ouvrage, que la manipulation de l’histoire s’opère ici dans l’intention de promouvoir une certaine vision de l’histoire, « celle rédigée par des auteurs antimodernes, où la Révolution française est présentée comme l’événement venu perturber un pays éternel, partagé entre une noblesse valeureuse et un bon peuple chrétien ». Y sont repris la thèse d’un plan systématique et génocidaire de “la race rebelle” au moment de la guerre de Vendée (1793-1795) ou encore le mythe d’un peuple gaulois unifié, dont des travaux d’historiens ont montré la fausseté…
6/ L’archéologie dans la société : les responsabilités des archéologues, par Jean-Paul Demoule, Guide des méthodes de l’archéologie, de Jean-Paul Demoule, François Giligny et al., éd. La Découverte, coll. Repères, 2010. Article consultable sur la plateforme Cairn.
Extrait :
« La France n’est pas non plus exempte de manipulation de l’histoire et de l’archéologie, même si le sang n’y coule pas. […] La « Gaule » elle-même est largement une invention des historiens nationalistes du xixe siècle [Goudineau, 2001]. Cinq siècles avant notre ère, la civilisation de La Tène, celle des Celtes historiques, s’étend du Bassin parisien à la Bohême, à l’exclusion de la moitié sud de l’actuel territoire français. Du temps de César, la « Gaule » se trouvait éclatée en une soixantaine de petits États indépendants et le dictateur romain y reconnaissait trois grandes zones culturelles nettement distinctes, sans compter le Midi, déjà romanisé. La notion même de « gallo-romain » est abusive, les vestiges « gallo-romains » ne se distinguant en rien des vestiges « romains » de l’ensemble de l’Empire : elle vise à suggérer que, sous les cinq siècles de domination romaine, une forme d’« identité gauloise » se serait souterrainement maintenue. » (§35 à 37) [Nous surlignons.]
“Le mythe national” français , par Suzanne Citron, Identités nationales et conscience européenne, Gilbert Krebs (dir.) et Joseph Rovan (dir.), éd. Presses Sorbonne Nouvelle, 1992. Consultable sur la plateforme OpenEditions.
L’historienne y remet en perspective ce qu’il faut penser de “l’homogénéité ethnique” des Français.
La manipulation au service de la légitimation du pouvoir et de ses vues
L’Histoire sous surveillance
Marc Ferro, éd. Calmann-Levy, coll. Folio histoire, 1985.
Extrait :
« Que la légitimité change de signe, de foyer, et que la définissent successivement en France les juristes, l’Eglise, la nation, et les mêmes personnages historiques changent de sens. » (p. 26-27).
L’historien le montre avec les cas de Jeanne d’Arc ou du massacre de la Saint Barthélémy.
Manifeste du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire du 17 juin 2005, par un collectif de chercheurs et d’enseignants en histoire, site du CVUH.
Extrait :
« Tout récemment, le gouvernement n’a pas hésité à adopter une loi (23 février 2005) exigeant des enseignants qu’ils insistent sur « le rôle positif » de la colonisation.
Cette loi est non seulement inquiétante parce qu’elle est sous-tendue par une vision conservatrice du passé colonial, mais aussi parce qu’elle traduit le profond mépris du pouvoir à l’égard des peuples colonisés et du travail des historiens. Cette loi reflète une tendance beaucoup plus générale. L’intervention croissante du pouvoir politique et des médias dans des questions d’ordre historique tend à imposer des jugements de valeur au détriment de l’analyse critique des phénomènes. »
Podcast à réécouter
Comment les politiques instrumentalisent l’histoire ? par Patrick Cohen, émission L’Esprit public, le 10/10/2021.
Y a-t-il eu de la propagande en France ?, par Nota Bene, vidéo Facebook, le 13/12/2020.
Présentation :
L’Histoire a toujours été un outil de propagande efficace. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Est-ce que les médias et les politiques manipulent encore cette Histoire ? Pourquoi et comment ? Aujourd’hui, je vous propose un épisode complexe sur la relation entre l’Histoire et les médias.
Le début de cette vidéo commence par présenter les manipulations faites par les politiques.
En vidéo
“Vrai” ou “fake” l’histoire manipulée par Julien Pain, France TV Info, le 19/02/2022.
Présentation :
Dans la grosse intox, nous démêlons le vrai du fake sur les Gaulois. Avaient-ils des casques ailés ? Pourquoi les présente-t-on comme nos ancêtres ?
Avec l’historien Alexis Seydoux, on s’intéresse plus généralement à la manipulation de l’histoire par les politiques.
La manipulation au service de la grandeur et du rayonnement de la France
Naissance de la nation France
Colette Beaune, éd. Gallimard, coll. nrf, 1985.
L’auteure, au chapitre 1, analyse comment, du VIIème au XVIème siècles, ont été façonnées des origines troyennes de la nation française et de la dynastie des rois, ainsi que les multiples instrumentalisations permises par ces origines dans un “ailleurs illustre”, dont celle d’un prestige culturel (p. 38-54, “l’utilisation politique du mythe troyen”).
Le mythe de l’Europe française au XVIIIe siècle : diplomatie, culture et sociabilités au temps des Lumières
Pierre-Yves Beaurepaire, éd. Autrement, 2007.
Résumé :
« Au XVIIIe siècle, la France de Louis XV et de Voltaire, comme aujourd’hui les Etats-Unis, est à la fois enviée et crainte. Les Européens l’admirent et s’en inspirent, tout en cherchant à s’en démarquer pour exister par eux-mêmes dans une Europe où émerge le sentiment national, annonciateur des temps contemporains. L’auteur revisite le mythe flatteur d’une Europe française au siècle des lumières. »
Le travail de l’historien pour garantir la véracité
Exemple de Lorànt Deutsch qui présente ses ouvrages, dont le best-seller Le Métronome, (2009), comme des livres d’ histoire alors qu’il n’est ni historien ni chercheur et ne cache pas, par ailleurs, sa vision royaliste de l’histoire de France.
Pourquoi Lorànt Deutsch pose problème par Jean-Christophe Plot, Blog Déjà-vu : l’actualité d’aujourd’hui, les histoires d’hier, le 26/01/2015.
Paris : La bataille du « Métronome » par Lorànt Deutsch, www.lepoint.fr, le 11/07/2012.
Réécriture et révision de l’histoire ne signifient pas révisionnisme, par Claire Andrieu (historienne), Grand entretien, journal Le Un hebdo, n°372 “Qui veut réécrire l’histoire ?”, le 10/11/2021. En accès ouvert sur le site du Un.
Extrait :
« Qu’est-ce qui distingue les historiens des autres parleurs d’histoire ?
Théoriquement, leur méthode, qu’on peut définir en trois points : l’exhaustivité des sources, la critique de ces sources, et le temps libre nécessaire à la recherche. On est cependant obligés de constater que deux historiens, face aux mêmes pièces d’archives, peuvent en donner des analyses différentes. »
De la connaissance historique
Henri-Irénée Marrou, éd du Seuil, coll. Points, 1954.
Commentaire par l’historien Philippe Ariès, blog sur Philippe Ariès, mise en ligne par Guillaume Gros, 04/05/2020.
Comment on écrit l’histoire
Paul Veyne, éd. du Seuil (nouvelle éd.), 1996.
Présentation :
« Qu’est-ce que l’histoire ? Que font réellement les historiens, d’Homère à Max Weber, une fois qu’ils sont sortis de leurs documents et archives et qu’ils procèdent à une « synthèse » ? Font-ils l’étude scientifique des diverses créations et activités des hommes d’autrefois ? Leur science est-elle celle de l’homme en société ? »
Histoire de Guillaume Mazeau, Le mot est faible, éd. Anamosa, 2020. Consultable sur la plateforme Cairn.
Extrait :
« Affirmer que l’histoire est une science, c’est défendre une conception à la fois ouverte et exigeante de l’histoire. Devenir « historienne » ou « historien » suppose d’acquérir préalablement les connaissances et la méthode nécessaires à l’analyse des situations, ainsi que de pouvoir y passer du temps en toute indépendance : il est donc à la fois vrai et faux de dire que tout le monde peut effectivement faire une histoire de même qualité ou être qualifié d’« historien ». Il faut tenir à cette exigence : elle seule permet que l’histoire scientifique diffère en général de n’importe quelle autre forme d’histoire. » (§54)
Pour approfondir
Identité nationale et histoire, par Christian Amalvi, L’histoire culturelle en France et en Espagne, de Benoît Pellistrandi (dir.) et Jean-François Sirinelli (dir.), Nouvelle édition [en ligne] Casa de Velázquez, 2008.
Résumé :
« Identité nationale et histoire forment en France, depuis l’époque romantique, un couple indissociable dont la force vient sans doute de ce que les Français s’attachent à reconstruire dans le passé une unité qui efface le traumatisme des divisions politiques du présent. L’article rappelle d’abord le statut de l’histoire universitaire au mitan des années soixante avant d’analyser l’évolution de la profession d’historien et son immersion de plus en plus profonde dans une position experte visant à éclairer l’opinion dans les crises de mémoire que traverse la communauté nationale. L’examen des raisons de cette métamorphose et de ses effets sur l’identité nationale vient clore la démarche. »
Idéologie nationale et mythes fondateurs aux XIXe et XXe siècles, par Lucien Boia, Mythes des origines, nouvelle édition [en ligne], de Gérard Peylet (dir.) et Michel Prat (dir.), Presses Universitaires de Bordeaux, 2002.
Extrait (§3-4) :
« A l’instar de l’histoire, les origines ne sont pas fixes. Elles changent au gré des circonstances présentes et s’adaptent aux idéologies et aux projets actuels. Où se trouve la fondation de la France et de la nation française ? Chez les Gaulois, dans la conquête de Jules César, lors du baptême de Clovis, ou du partage de Verdun de 843, ou à l’avènement de Hugues Capet […]. Au moment où on change d’idéologie, on change aussi de mythes fondateurs ou au moins on adapte les anciens, en leur prêtant des significations nouvelles. »
L’histoire comme champ de bataille
Enzo Traverso, éd. La Découverte, coll. Poche / Sciences humaines et sociales, 2012.
Présentation :
Dans ce livre, Enzo Traverso reconstitue de manière magistrale et critique le tableau d’ensemble des mutations qui sont au cœur des grands débats historiographiques actuels. Il y aborde les grandes catégories interprétatives, tant anciennes (révolution, fascisme) que nouvelles (biopouvoir), pour mettre en lumière à la fois la fécondité et les limites de leurs apports ou de leurs métamorphoses. Il y interroge le comparatisme historique […]. Il analyse, enfin, les interférences entre histoire et mémoire, entre mise à distance et sensibilité du vécu, qui affectent aujourd’hui toute narration du XXe siècle.
Par ailleurs ce que nous connaissons de la Guerre des Gaules nous a été essentiellement transmis par un certain Jules César, difficile dans ces conditions de bien cerner la réalité des évènements, le site même d’Alesia (Alice Sainte reine ) ne serait d’ailleurs pas le véritable lieu sur lequel aurait eu lieu la fameuse bataille..
PS : la fameuse statue de Vercingétorix aurait été inspirée d’un portrait de Clémenceau…