Bibliothèque publique d’information – notre réponse actualisée le 29/10/2023.
Dans le Dictionnaire des concepts philosophiques de Michel Blay (éd. Larousse, CNRS éditions, 2013), le concept de désespoir est défini ainsi : « État de celui qui n’a plus d’espoir, qui n’attend plus rien de favorable. Elément central de l’œuvre de Kierkegaard, où il caractérise à la fois l’excès et le défaut de « possible », le désespoir peut être rapproché de la « fatigue » selon Nietzsche, et de la mélancolie, selon Freud. » Cette définition montre bien qu’il y a plusieurs figures du désespoir en philosophie et que différents auteurs se sont penchés sur le phénomène du désespoir, même si certains n’ont pas expressément cherché à en pensé le concept. Dès l’Antiquité, la sagesse de Silène, sagesse tragique de la vie (elle est conscience du « malheur d’être né » parce qu’on va bientôt mourir), lie conscience de notre finitude et désespoir, sans employer nécessairement ces mots. Plus proche de nous, au XIXème se développe un courant nihiliste.
Petit panorama de philosophes connus qui ont exploré, sous divers appellations, ce phénomène du désespoir.
Sören Kierkegaard, le penseur du concept de désespoir
Il est l’auteur d’un Traité du désespoir publié en 1849 (traduction du titre La Maladie mortelle, le désespoir étant pour lui une maladie mortelle, notre « perdition »). Il y analyse le désespoir comme « maladie existentielle, comme l’impossibilité du bonheur qui se cache dans le bonheur lui-même, comme le « ne pas pouvoir mourir » (et mourir vivant de cette impossibilité), comme le malheur absolu parce que révélant un malheur toujours déjà là. […] Le désespoir dévoile cette disproportion intime, ce rapport de soi à soi où le désespéré oscille ente la faiblesse et le défi, entre le fini et l’infini, entre la nécessité et le possible, entre la tentation de condamner le soi comme on condamne une porte risquée et l’émiettement du temps dans l’infinie virtualité des petits devoirs. » (Dictionnaire des concepts philosophiques, voir supra, p. 198)
Des ouvrages pour découvrir sa pensée
Vous pouvez débuter par des ouvrages de présentation tels que Kierkegaard de Charles Blanc, éd. Belles-Lettres, 1998.
Extrait du résumé (notice en ligne sur Numérique Premium) : Sören Kierkegaard (1813-1855), philosophe et théologien danois, est considéré comme le père de l’existentialisme. Dans ce livre, qui ne se veut qu’introduction à son œuvre, on rappelle en premier lieu le contexte historique, social et philosophique, dans lequel sa pensée s’est formée. On propose ensuite un itinéraire philosophique à travers les stades de l’existence et un parcours thématique où sont abordés les concepts fondamentaux de Kierkegaard : l’angoisse, l’ironie, la liberté, la responsabilité, le choix, l’authenticité, le désespoir, la finitude, l’Histoire, la communication indirecte. On insiste sur l’apport de Kierkegaard au débat philosophique en explicitant son appel au « devenir chrétien », projet existentiel qui donne sens à sa critique de Hegel : le Sujet est singulier, indéterminé, libre il n’est pas pièce ou moment d’un Système, il produit son horizon, il a à être.
Des ouvrages un peu plus spécialisés
Cet ouvrage Comprendre Kierkegaard, de France Farago, éd. Armand Colin, 2005.
Il « analyse les fondamentaux de la pensée philosophique de S. Kierkegaard qui a notamment porté sa réflexion sur les problématiques du temps, de l’existence et de la religion. » La notice de ce titre dans le catalogue indique que ce livre est accessible aux étudiants et aux professeurs, mais aussi « à tous ceux qui s’intéressent de près à cet auteur ou réfléchissent en général sur les réponses à apporter au malaise contemporain de la pensée ».
Kierkegaard : atmosphère d’angoisse et de passion, de Monique Charles, éd. L’Harmattan, 2007.
Présentation de cet ouvrage (site de l’éditeur) : Ceux qui croient en Dieu, ceux qui n’y croient pas, peuvent trouver un égal intérêt à lire Kierkegaard, dont l’œuvre, immense et à multiples perspectives, annonce l’humanisme d’inspiration phénoménologique du XX° siècle. Ils y rencontreront l’homme dans sa condition existentielle, l’homme « embarqué » de Pascal, l’homme « condamné à la liberté » de Sartre, responsable de lui-même et de l’humanité. Lacan le déclarera « le questionneur le plus aigu de l’âme avant Freud ».
Arthur Schopenhauer, penseur pessimiste
Un penseur du dépassement du Vouloir-vivre
Schopenhauer, fondateur du courant pessimiste, n’a pas consacré son œuvre à la conceptualisation du désespoir mais à la réflexion sur la souffrance engendrée par le Vouloir-vivre et sur la négation de ce Vouloir-vivre. On trouve néanmoins des occurrences de l’idée de désespoir dans sa grande œuvre Le Monde comme volonté et comme représentation, notamment quand il traite de « la seconde manière d’arriver à la négation du vouloir-vivre : le désespoir amené par une suite de malheurs affreux » (§68) (consultable en libre accès dans Gallica, bibliothèque numérique de la BnF, éd. Alcan, 1909-1913). Il décrit de manière particulièrement percutante l’essence de la réalité humaine qui pousse l’homme au désespoir, en particulier l’ennui.
Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une immense souffrance, avant qu’elle arrive au renoncement d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru tous les degrés de l’angoisse croissante, lorsqu’après une suprême résistance, il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre subitement en lui-même, il se connaît, il connaît le monde, son âme se transforme, s’élève au-dessus d’elle-même et de toute souffrance alors purifié, sanctionné en quelque sorte dans un repos, une félicité inébranlables, une élévation inaccessible, il renonce à tous les objets de ses désirs passionnés, et reçoit )a mort avec joie. Comme un pâle éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire la délivrance, jaillit subitement de la flamme purifiante de la douleur.
Pensées et fragments, p. 184
Des ressources pour mieux comprendre
Schopenhauer, de Christophe Bourriau, éd. Belles Lettres, 2013.
Extrait du résumé (notice Numérique Premium) : Christophe Bouriau expose ici cette philosophie du sens en partant de son fondement métaphysique, le « vouloir-vivre », pour développer ensuite la portée existentielle de cette intuition initiale. Le vouloir est en effet à la source du mal, c’est-à-dire de la souffrance (le mal subi) et de l’injustice (le mal commis). À l’encontre de ce que soutient Nietzsche, Schopenhauer n’entend pas « nous disposer à la résignation » face au mal. Il nous propose plutôt trois voies pour le contrer : l’expérience esthétique, la morale de la compassion et l’ascèse. L’ouvrage se clôt sur la postérité de cette pensée atypique et en particulier de son concept d’« inconscient ».
Schopenhauer, philosophe de l’absurde, de Clément Rosset, éd. PUF, coll. Quadrige, 2010.
Présentation : Propose une relecture de Schopenhauer à la lumière de deux caractères majeurs de sa philosophie : son apport à la philosophie généalogique et l’intuition de l’absurde.
Sur le pessimisme, on peut consulter l’article en ligne La maladie du pessimisme au dix-neuvième siècle : II. L’école pessimiste en Allemagne, son influence, son avenir, par E. Caro, Revue des Deux Mondes, troisième période, vol. 24, n°3, 01/1A2/187, p. 481-514. Consultable et téléchargeable sur la plateforme Jstor.
Emil Cioran
Emil Cioran est l’auteur de Sur les cimes du désespoir, écrit en 1923, à 22 ans, et paru en 1934.
On peut découvrir Cioran par un entretien : Des idées et des hommes : entretien avec Emil Cioran (1950), dans l’émission Des idées et des hommes diffusée sur le Programme National (ancêtre de France Culture) le 28.12.1950, actuellement consultable sur la chaîne YouTube Rien ne veut rien dire. Dans le cadre de cette émission, Jean Amrouche s’entretient avec Emil Cioran à l’occasion de la sortie de son « Précis de décomposition« .
Un article critique en ligne présente sa pensée : Emil Cioran : La déchirure d’exister ou les affres de l’insoluble, par Vincent Piednoir, revue Horizons philosophiques, volume 16, numéro 2, printemps 2006. Consultable sur la plateforme erudit.org.
« Entre désir d’apocalypse et subversion désespérée, lyrisme explosif et lucidité criminelle, le petit livre, qui fut, pour son auteur, «une sorte de libération, d’explosion salutaire», traque l’illusion jusque dans ses plus lointains retranchements; c’est un véritable précis de nihilisme, qui se fonde sur quelques intuitions centrales, parmi lesquelles : l’absurdité foncière de l’existence, l’inhérence de la mort à la vie, la solitude du sujet dans un monde de souffrances où rien ne mérite d’être élucidé, l’illégitimité de toute forme d’espoir, la vanité de l’idée de progrès, la négation de l’idée même de vérité, et surtout le caractère mortifère de la conscience. Du reste, s’il est indéniable que Sur les cimes du désespoir soit l’œuvre d’un fanatique dévoré par les angoisses que lui cause son état de profonde déréliction, il n’en demeure pas moins que, derrière l’excès de certains propos — et ils sont nombreux —, travaille, avec une infatigable ardeur, l’implacable lucidité d’un homme qui ne cesse d’expérimenter sa propre finitude dans le seul but d’identifier l’incommensurable distance qui le sépare de cet absolu auquel tout son être, paradoxalement, aspire. »
Emil Cioran : La déchirure d’exister ou les affres de l’insoluble p. 120.
André Comte-Sponville
Plus proche de nous, André Comte-Sponville, a publié un Traité du désespoir et de la béatitude, éd. Gallimard, coll. Quadrige, 2016 (2 grandes parties, ou 2 tomes, le Mythe d’Icare et Vivre). Il est partiellement feuilletable sur la plateforme Cairn.info, pour en avoir un aperçu.
Résumé (site de l’éditeur) : « Nous sommes prisonniers de l’avenir et de nos rêves : à force d’attendre des lendemains qui chantent, nous perdons la seule vie réelle, qui est d’aujourd’hui. “Ainsi nous ne vivons jamais, disait Pascal, nous espérons de vivre…” C’est le piège des religions, avec ou sans Dieu : l’espoir est l’opium du peuple.
Pourtant il faut vivre et lutter : monter “à l’assaut du ciel”, même si ce ciel n’existe pas. Tel est le défi aujourd’hui du matérialisme philosophique, tel qu’Icare a paru pouvoir le symboliser. Matérialisme ascendant, donc. Il s’agit d’être athée sans être indigne. Il nous faut pour cela inventer – ou réinventer – une sagesse sans mystification ni lâcheté : une sagesse du désespoir. Ici, maintenant : une sagesse pour notre temps. »
Un article sur la pensée du désespoir chez Comte-Sponville : Un athée magnifique, par Bertrand Vergely, Revue internationale de philosophie, 2011/4, n°258, p. 81 à 103 (sur la plateforme Cairn.info).
Pour aller plus loin : Nietzsche et le nihilisme
Nietzsche a livré de profondes analyses – très critiques – sur une des figures de l’homme désespéré, le nihiliste, analyses disséminées dans plusieurs de ses œuvres, dont sa Généalogie de la morale ou dans Le Crépuscule des idoles.
Le « marteau » de Nietzsche contre le nihilisme, par Jean-Pierre Moussaron, in Nihilismes ? d’Éric Benoit (dir.) et Dominique Rabaté (dir.). Nihilismes ?, nouvelle édition [en ligne], Presses Universitaires de Bordeaux, 2012, consultable en accès ouvert sur la plateforme OpenEditions.
Pour Nietzsche, le nihilisme désigne la forme et le sens de la crise qui affecte la civilisation dans tous ses aspects. La « décadence » constitue l’état morbide que prend cette crise dans le monde et qui finit par se confondre avec l’idée même d’humanité.
Article cité, §5.
Un ouvrage est consacré à la genèse du nihilisme : L’histoire cachée du nihilisme – Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche, de Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye, éd. La Fabrique, 2008.
Extrait de la présentation dans la revue Fabula, 04/10/2008 par Marc Escola : Nihilisme, sorte de signifiant flottant, a une histoire mal connue dont ce livre restitue les méandres.