Réponse apportée le 07/09/2010 par PARIS Bpi – Actualité, Art moderne, Art contemporain, Presse
Nous avons commencé par rechercher précisément l’expression « pied de grue » dans le TLF (Le Trésor de la langue française est un « dictionnaire des XIXe et XXe siècle » qui comprend « 100 000 mots avec leur histoire, 270 000 définitions, 430 000 exemples, 350 millions de caractères ». Un logiciel de recherche puissant permet de nombreux types d’interrogation du dictionnaire.
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Sens figuré :
Loc. fig. Bayer* aux grues. Faire le pied de grue. [P. réf. à la posture de cet oiseau qui, au repos, se tient souvent immobile sur un pied] Attendre debout, à la même place, pendant un certain temps. Faisant le pied de grue à la porte du ministre, j’ai maraudé un rhume et un enrouement qui me fatiguent beaucoup (BOREL, Champavert, 1833, p. 20). Fanatique d’une grande comédienne qu’il ne connaît pas, allant faire « le pied de grue » devant la sortie des artistes (PROUST, Guermantes 1, 1920, p. 59) :
2. » Las de faire le pied-de-grue dans cette ruelle déserte fort rafraîchie du vent de bise, posture à laquelle il n’était pas accoutumé, le duc de Vallombreuse se lassa bientôt d’une attente vaine et reprit le chemin de sa demeure, maugréant contre l’impertinente pruderie de cette pecque assez assurée pour faire languir ainsi un duc jeune et bien fait. »
GAUTIER, Fracasse, 1863, p. 202.
B. Au fig., fam.
1. Vx. Personne (le plus souvent une femme) niaise. Synon. bécasse, dinde, oie. Nous prenez-vous pour des grues? (Ac. 1835, 1878). Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal d’admiration (CHATEAUBR., Mém., t. 2, 1848, p. 649). Mendès fait ses articles au café, dit Capus. Il est heureux d’entendre une petite grue répéter : « Maître, relisez-nous cette phrase » (RENARD, Journal, 1896, p. 354).
2. Pop. Femme facile et vénale; p. ext. prostituée. C’était la sœur d’une grue qu’il avait connue à la place Blanche : Magdeleine, avec un g. Cette « dame de très petite vertu » surveillait de près celle de sa cadette (MARTIN DU G., Devenir, 1909, p. 106). Paul entra dans une violente fureur, gesticulant, criant qu’il ne tenait pas à devenir le frère d’une grue, et qu’il aimerait mieux qu’elle fît le trottoir (COCTEAU, Enf. terr., 1929, p. 101) :
3. « Elle fait sensation. C’est une grue, une vraie grue de Paris. Elle fait tous les jours la noce pour vivre, d’abord débauchée par un monsieur qui a quelque argent. »
RENARD, Journal, 1908, p. 1181.
Faire le pied de grue. [Le suj. désigne une prostituée] Attendre les clients debout dans la rue. On voit des voitures boches stationner devant les « cafés-hôtels », et une femme, une seule dûment fardée pour qu’il n’y ait pas d’erreur, et absorbée dans son tricot, y fait le pied de grue (TRIOLET, Prem. accroc, 1945, p. 343).
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Il semble donc que Morel traite de la sorte sa future femme de prostituée comme il le dit clairement à la fin de la phrase (« Je vous ai dit de sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce que vous êtes, putain. »), mais cette expression est plus complexe il y a également un glissement de genre du féminin au masculin, UNE grue, UN grand pied de grue.
Voir à ce sujet :
==>Harmonie et tensions entre genre naturel et genre grammatical dans « A la Recherche du temps perdu »
http://promethee.philo.ulg.ac.be/engdep1/download/proust/genre.htm
4.2 Le solécisme « pied-de-grue »
Dans notre perspective, ce solécisme n’est pas innocent, permettant le passage du féminin grue au masculin pied-de-grue. Ce glissement trahit l’homosexualité de Morel, qui inconsciemment ‘pense’ aux prostitués. Notez la reprise de la répétition, amenant cinq occurrences du solécisme (qui fera lui-même l’objet de citations dans le texte ; des douze occurrences de pied(-)de(-)grue (avec ou sans les traits d’union) dans la Recherche, dix renvoient à notre solécisme). L’adjectif grand propage le genre masculin par accord.
« En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d’habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l’étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue », répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n’avait pas compris ce qu’il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. « Je vous ai dit de sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce que vous êtes, putain. » quarto 1725-1726 »
Ce solécisme ne peut être traduit, et nécessite de la part du traducteur une note en bas de page. On contrastera à cet égard la traduction italienne de Giovanna Parisse (II-558 : Le parole… scorrette dal punto di vista del francese … grande baldracca : la notation métalinguistique est incompréhensible, puisque le solécisme français est traduit par un syntagme d’un italien irréprochable, grande baldracca, qui, n’étant pas français, ne peut être décrit comme scorretto dal punto di vista del francese sans verser dans l’absurde) avec la traduction anglaise de Moncrieff-Kilmartin-Enright (V-180 : His words were no less strange, and faulty from the point of view of the French language, but his knowledge of everything was imperfect. « Will you get out of here, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue, » he repeated to the poor girl… traduction accompagnée d’une note – Note 7, V-796 – Grue means « crane » (in both the ornithological and the mechanical sense) and also, by analogy, « prostitute.» Faire le pied de grue= « to kick one’s heels, » « to stand around for a long time » – like a crane standing on one leg, or a street-walker in search of custom. Morel’s use of the term is grammatically nonsensical). Cette note est la bienvenue pour le lecteur anglophone. Le ‘grammatically nonsensical’ peut être discuté : il ne s’agit pas d’un manque de sens, grammatical ou autre ; il s’agit seulement de l’extraction de pied de grue hors de la lexie où il apparaît et de sa promotion à l’état de syntagme nominal indépendant, ce qui contrevient au caractère figé de la lexie.
Voici deux autres références concernant cette expression :
==>L’AIDE À L’INTERPRÉTATION DES TEXTES ÉLECTRONIQUES
Evelyne BOURION
CNRS / Université Paris 10
http://www.revue-texto.net/Corpus/Publications/Bourion/EB_Chapitre3.pdf>
Note n°22 page 8, chapitre 3
« Les grands auteurs se distinguent par des associations atypiques comme par exemple l’emploi de « pied de grue » chez Proust qui détourne ce syntagme en le remotivant sémantiquement, l’enrichissant de traits propres à une acception de « grue », « femme entretenue, prostituée » et en l’insérant dans une apostrophe « Grand pied de grue » répétée trois fois (par Morel, La Recherche, La prisonnière, 1922, page 164)
Cette deuxième référence extraite de la revue Poétique est très prometteuse mais malgré mes recherches répétées, je n’ai pas pu trouver le numéro 124 dans les rayons de la Bpi pour en extraire plus d’information
==>Titre du Document « Grand pied-de-grue » : Proust, La Prisonnière : Proust
Auteur(s) SCHUEREWEGEN Franc
Editeur Seuil
Identifiant ISSN : 0032-2024
Source : Poétique (Collection) A. 2000, n° 124, pp. 431-441
Langue Français
Ce document est toutefois accessible en ligne (payant) sur refdoc.fr
http://cat.inist.fr/?aModele=afficheN&cpsidt=13561917>
Cordialement,
Eurêkoi – Bpi (Bibliothèque publique d’information)
http://www.bpi.fr