Bibliothèque de l’Institut du monde arabe – notre réponse du 07/10/2022.
Le langage n’est pas neutre, il est partie intégrante des conflits que se livrent deux parties opposées. Et chaque partie, par l’appellation qu’elle donne à ses adversaires ou au conflit lui-même, cherche à montrer que la légitimité est de son côté.
C’est le cas ici : « guerre » ou « maintien de l’ordre » ? Pourquoi cette difficulté à appeler « guerre » le conflit qui s’est déroulé en Algérie entre 1954 à 1962 entre la France et l’Algérie ? Pourquoi la guerre d’Algérie est-elle une « guerre sans nom » ?
Voici une sélection de ressources documentaires pour y voir plus clair.
La qualification de « guerre » : quelles difficultés et quels enjeux ?
Qu’est-ce que la « guerre » ? « Le terme de guerre est couramment employé à titre de métaphore pour évoquer un combat intense, animé par une forte volonté politique. Étymologiquement, le mot vient probablement du germanique…. On parle volontiers de « guerre contre la drogue », ou de « guerre contre le terrorisme », alors que l’emploi de la force militaire ne recouvre, dans ces domaines, qu’une partie des moyens employés. Mais au sens strict du terme, la guerre peut être définie comme un conflit armé à grande échelle opposant au moins deux groupes humains : tribus, villes, communautés, mouvements politiques, États, empires, alliances, voire organisations internationales. » (Source : Chapitre 1 La guerre : concept et histoire, de Bruno Tertrais, dans La Guerre, éd. PUF, coll. Que sais-je ?, 2010, p. 7 à 20.)
Mais pourquoi ne pas qualifier le conflit en Algérie de « guerre » ?
Quelles difficultés ?
Les débuts de la guerre d’Algérie : errements et contradictions d’un engagement, par Frédéric Médard, revue Guerres mondiales et conflits contemporains 2010/4 (n° 240), p. 81 à 100.
Cet article très intéressant analyse les « erreurs d’appréciation » de la nature du conflit et les difficultés des protagonistes à comprendre la nature du conflit à la lumière de la suite confuse des évènements.
Extrait : « Parmi les autorités civiles et militaires, rares sont les responsables qui admettent qu’un puissant sentiment nationaliste anime désormais la masse des musulmans et qui, pour cette raison, croient à l’organisation et l’implantation durable d’une insurrection armée en Algérie. […] Les forces de l’ordre, surprises, peinent à appréhender les particularités d’une lutte armée que les hommes politiques de la IVe République, puis de la Ve, refusent de reconnaître comme une guerre. C’est donc sous le nom générique « d’opérations de maintien de l’ordre que l’Armée s’engage sur le terrain et tente de s’adapter aux conditions du combat. »
Quels enjeux ?
« Dès 1955, le mot « guerre » constitua un enjeu autour duquel les crispations se durcirent au fur et à mesure des huit années que dura la lutte des Algériens pour leur indépendance. Banni des textes officiels et des discours gouvernementaux, il était sur toutes les lèvres dès le début du conflit. », est-il indiqué au chapitre Ce n’était pas une guerre mais des opérations de maintien de l’ordre (p. 51 à 61, dans l’ouvrage Algérie : des « événements » à la guerre : idées reçues sur la guerre d’indépendance algérienne, de Sylvie Thénault, Le Cavalier bleu éd., 2012, consultable sur la plateforme Cairn.info) [Nous surlignons]
- Un enjeu d’image de la France :
S’il y a « refus de reconnaître, même rétrospectivement, la situation de guerre », c’est entre autre dû au fait que cette guerre est « sans signification consensuelle, parce que le seul consensus possible consistait dans une mauvaise conscience générale, et que la désignation de ses motifs suffisait à opposer deux camps irréconciliables : ceux qui avaient honte d’avoir fait cette guerre et de l’avoir presque gagnée en recourant à des moyens illégaux et immoraux, et ceux qui avaient honte de l’abandon final qui l’avait rendue vaine et injustifiable. »
Voir Les historiens de la Guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France, de Guy Pervillé, dans Concurrence des passés, de Maryline Crivello (dir.), Patrick Garcia (dir.) et Nicolas Offenstadt (dir.), Presses universitaires de Provence, 2006. Consultable sur OpenEdition.
- Mais surtout, un enjeu politique d’unité de la République française, dont l’Algérie faisait alors partie :
La guerre sans nom (chap. 1) de Benjamin Stora, dans La Gangrène et l’oubli, éd. La Découverte, coll. Poche Essais, 2005.
Extrait : « Beaucoup plus explicite, et révélateur, est le discours enregistré, filmé, que François Mitterrand, en tournée dans l’Aurès, prononce à la fin du mois de novembre 1954. Il y exprime tout à fait clairement la volonté de ne pas admettre « l’état de guerre » […] Le ton est donné pour toute la suite : « dire la guerre », pour la France, ce serait déjà admettre la possible séparation de corps, la dislocation de la « République une et indivisible ». Ce que toute la classe politique de l’époque (à l’exception des minorités trotskistes et anarchistes) se refuse à considérer. » [Nous surlignons]
Une guerre qui n’a pas toujours dit son nom, avant l’indépendance de l’Algérie par Chloé Leprince, radiofrance.fr/franceculture, le 04/07/2022.
Extrait : « L’indépendance de l’Algérie a 60 ans, et la « guerre sans nom », ce n’est pas seulement le titre d’un film de Bertrand Tavernier ou un cliché sur la guerre d’Algérie : c’est aussi le résultat d’une volonté politique, durable, pour éviter de parler d’une guerre qu’on a tout fait pour taire. »
Une dénomination admise aujourd’hui
L’expression « guerre d’Algérie » pour désigner cette période historique fait aujourd’hui consensus parmi les historiens comme dans le langage commun.
Au niveau législatif
Une loi française, la Loi n° 99-882 du 18 octobre 1999, reconnaît aujourd’hui officiellement la guerre d’Algérie en tant que telle.
« En juin puis octobre 1999, l’Assemblée nationale puis le Sénat votent à l’unanimité la loi de reconnaissance officielle de la Guerre d’Algérie. La loi substitue à l’expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord » l’expression « à la guerre d’Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc ». Cette loi dite mémorielle ouvre la voie à une reconnaissance officielle du préjudice subi par l’ensemble des victimes du conflit. » (Source : site vie-publique.fr)
La loi du 6 décembre 2012 a institué le 19 mars journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc.
Au niveau pédagogique
Les programmes scolaires évoquent bien aujourd’hui la Guerre d’Algérie :
« La guerre d’Algérie n’est pas un conflit « ordinaire », qui oppose deux pays. C’est d’abord une guerre menée en situation coloniale, dans une société marquée par l’inégalité entre européens et « Indigènes ». C’est ensuite un conflit asymétrique, qui oppose deux camps aux forces inégales en termes d’hommes ou de matériels. C’est aussi une guerre complexe car, à la lutte pour ou contre l’indépendance, se sont ajoutés des affrontements dans chacun des deux camps. » [Nous surlignons]. Consulter à ce sujet le site pédagogique Lumni, Parcours l’Algérie et ses mémoires.
Comment l’enseignement de la guerre d’Algérie a-t-il évolué ?, par Pauline Petit, France Culture, 02/03/2022.
Ce dossier présente différentes questions sur ce sujet qui peuvent s’écouter en podcasts.
Au niveau institutionnel
Sur le site de l’ECPA (organisme officiel de production et de communication audiovisuel du ministère de la Défense) on peut lire, dans la présentation du documentaire de Georges-Marc Benamou C’était la guerre d’Algérie, réalisé en 2022 :
« On devrait dire « les » guerres d’Algérie. Une guerre entre nationalistes algériens et l’armée française bien sûr, mais aussi une guerre entre Algériens ; celle qui opposa cruellement deux mouvements indépendantistes rivaux. Et l’autre qui opposa les harkis, ces musulmans pro-français, au Front de libération nationale algérien (FLN) et qui fit, à l’indépendance, des dizaines de milliers de morts, côté harkis. Et enfin la guerre franco-française qui commence à Alger en juin 1958 par un grand malentendu. Une guerre qui divisa la France, la terrorisa durant des années et faillit la faire basculer dans le chaos. C’est tout cela la guerre d’Algérie. L’histoire de deux peuples déchirés un temps, mais liés à jamais par ce passé commun. »
Pour aller plus loin…
Fiche de recherche des Archives nationales sur Les sources sur la guerre d’Algérie (1954-1962)
Cette fiche d’aide à la recherche s’adresse en tout premier lieu aux universitaires, étudiants et chercheurs qui souhaitent commencer une étude historique sur les événements s’étant déroulés entre la France et l’Algérie durant le conflit de décolonisation. L’objet de cet état des sources est de mettre en avant la présence aux Archives nationales (site de Pierrefitte-sur-Seine) d’archives nombreuses et diversifiées sur la guerre d’Algérie. »
Guerre d’Algérie : longtemps appelée « opération de maintien de l’ordre », une émission RFI, publiée sur Youtube le 06 juillet 2022.
Présentation : « La guerre d’Algérie s’est terminée en 1962. Pourtant, il a fallu attendre 1999 pour que la France reconnaisse officiellement cet épisode comme une guerre. Pourquoi la France a-t-elle pris autant de temps ? Comme la Belgique avec la RDC (République Démocratique du Congo),
la France exprime des regrets pour la période coloniale. Mais pourquoi n’a-t-elle toujours pas voulu présenter des excuses officielles pour ce qui s’est passé durant la guerre ? »
La guerre d’Algérie et ses mémoires, parcours sur le site de ressources pour l’enseignement Lumni, article publié le 01/03/2022
« La guerre d’Algérie se rattache au processus global de décolonisation qui s’enclenche sur les continents asiatiques et africains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais cette guerre revêt un caractère unique, en raison du statut particulier de l’Algérie : c’est un territoire intégré à la France, où vit près d’un million de colons européens. »
Algérie : comment réconcilier les mémoires ?, émission C l’hebdo du 23/01/2021 sur France 5.
Comment s’est déroulé la guerre d’Algérie (1954-1962) ?, un webdoc de l’Institut du monde arabe.
Vous pouvez également regarder la passionnante série documentaire En guerre(s) pour l’Algérie (2022) de Rafael Lewandowski actuellement en ligne sur Arte.tv.