Est-ce qu’un tempo peut vraiment ne pas être  » conforme  » à la mentalité d’un peuple ?

Médiathèque de la Philharmonie de Paris – notre réponse du 16/07/2024.

Partition d'un concerto pour hautbois de Mozart, mouvement au tempo Allegro Aperto. Edition de 1920
Tempo Allegro Aperto Partition du Concerto pour hautbois de Mozart, édition de 1920 ; sur Wikimedia Commons

Le gouvernement tchétchène courant 2024, a décidé d’imposer à la production musicale et chorégraphique tchétchènes un tempo entre 80 et 116 battements par minute. Cette décision est le résultat d’un  » travail sur la question de la conformité des œuvres musicales, vocales et chorégraphiques tchétchènes avec la mentalité tchétchène.  » Mais est-ce qu’un tempo peut vraiment ne pas être conforme à la mentalité d’un peuple ou, à l’inverse, correspondre à l’ensemble de l’histoire musicale d’un pays ? Et une réglementation aussi précise de la création locale s’est-elle déjà vue ?

Un tempo peut-il réellement être ou non  » conforme  » à la mentalité d’un peuple ?

Il est important de reconnaître que la musique est un art incroyablement diversifié, influencé par une multitude de facteurs culturels, historiques, géographiques et sociaux. Bien que le tempo puisse jouer un rôle dans certains genres musicaux ou traditions spécifiques, il est difficile de généraliser son importance à l’ensemble de l’histoire musicale d’un pays. Par exemple, certains genres musicaux peuvent être fortement associés à des tempos spécifiques, tels que le tango argentin ou la bossa nova brésilienne. Cependant, même au sein d’une culture donnée, il existe souvent une grande variété de styles musicaux avec des tempos différents, chacun reflétant des influences et des contextes culturels uniques.

Pour information, voici les BPM (battements par minute) typiques pour différents types de musique :

  • Classique :
    · Adagio : 60-76 BPM
    · Andante : 76-108 BPM
    · Moderato : 108-120 BPM
    · Allegro : 120-168 BPM
    · Presto : 168-200 BPM
  • Pop :
    · Ballade : 60-80 BPM
    · Pop moyen : 100-120 BPM
    · Pop rapide : 120-140 BPM
  • Rock :
    · Rock lent : 60-80 BPM
    · Rock moyen : 100-130 BPM
    · Rock rapide : 140-180 BPM
  • Rap/Hip-hop : Généralement entre 70 et 100 BPM, mais peut varier considérablement selon le style et l’artiste.
  • Techno/EDM :
    · Techno : 120-150 BPM
    · Trance : 125-150 BPM
    · House : 120-130 BPM
    · Dubstep : 140-160 BPM
    · Drum and Bass : 160-180 BPM
  • Jazz :
    · Swing : 90-120 BPM
    · Bebop : 180-240 BPM
    · Bossa Nova : 100-120 BPM
  • Reggae :
    · Reggae : 60-80 BPM
    · Dub : 60-90 BPM
  • Funk : 90-120 BPM
  • Metal : Généralement entre 100 et 200 BPM, mais peut varier considérablement selon le sous-genre et l’artiste.

Une réglementation si précise de la création locale s’est-elle déjà vue ?

La réglementation précise de la création musicale et chorégraphique, telle que celle imposée par le gouvernement tchétchène, est en effet relativement rare dans l’histoire de la musique. Bien que de nombreux pays aient mis en place des politiques visant à promouvoir la musique locale ou en langue locale, peu d’entre eux ont imposé des directives aussi spécifiques sur des aspects techniques tel que le tempo. Il existe cependant, dans une moindre mesure, un exemple français : le tempo de l’hymne français la Marseillaise a été en effet plusieurs fois changé au cours de son histoire, la dernière fois par Mitterrand.

Dans l’article La Tchétchénie de Ramzan Kadyrov impose désormais son diktat à la musique daté du 09/04/2024, la Rédaction du Huff Post pointe en effet le fait que la nouvelle règlementation tchétchène est vraisemblablement plus un prétexte pour harceler les communautés LGBT, souvent liées à la musique électro et techno (et donc hors « BPM officiel »), qu’une réelle tentative de régenter la production musicale, d’autant plus que l’hymne national de la Fédération de Russie, dont fait partie la Tchétchénie serait désormais hors la loi.

Cependant, la Tchétchénie n’est pas seule dans sa mise en place de décrets de ce type. D’autres nations, le plus souvent avec des régimes autoritaires, ont également adopté des politiques similaires. En Iran, par exemple, la musique occidentale est considérée comme une source de corruption morale. Au Cambodge, sous le régime génocidaire des Khmers rouges, la musique était interdite. En Afghanistan, le régime taliban affirme que la musique provoque la corruption morale. En Corée du Nord, la K-Pop est qualifiée de « cancer vicieux » (source : article du New York Times, par Choe Sang-Hun, 10/06/2021). En Malaisie, les lois locales interdisent aux stations de radio de diffuser des chansons jugées offensantes pour « le sentiment public » ou violant le bon goût et la décence. Et la Chine impériale s’est doté d’un très officiel « Bureau de la musique » dès le 3ème siècle avant notre ère.

Les stratégies étatiques de législation sur la musique

Les Etats, autoritaires ou non, ont tendance le plus souvent à légiférer sur la musique selon trois stratégies parfois complémentaires :

Subvention ou instauration des logiques de quotas, afin de favoriser une production locale

Quotas de chansons françaises : vers un premier bilan encourageant, par Hervé Rony, LEGICOM, vol. 13, no. 1, 1997, p. 31-38. À consulter sur la plateforme Cairn.info.
Résumé : « L’article 28 2 de la loi du 1er septembre 1986 modifiée par la loi Carignon de 1994 instaure le principe des quotas en exigeant des radios qu’elles diffusent 40 p. cent de chansons d’expression française dont la moitié au moins de nouveaux talents ou de nouvelles productions. Pour ne pas bouleverser trop brutalement l’équilibre de la programmation des radios, la loi prévoit que le texte s’appliquera par paliers, définis par le CSA. L’élaboration du texte s’est heurté au principe de droit communautaire de non-discrimination, il n’a donc pas été possible de considérer dans la définition des quotas les productions strictement françaises. C’est donc le seul critère linguistique qui a été retenu. Après plus d’une année d’application de ce texte, les tendances montrent la bonne influence que cette mesure a d’ores et déjà eue sur la vente de disques de variété française. »

Peut-on vraiment demander aux plateformes de streaming des quotas de chanson française ? , par Julien Baldacchino, radiofrance.fr, 2019.

« Le ministre doit présenter ce jeudi au Conseil des ministres son projet de loi sur l’audiovisuel. Il doit ainsi trancher sur une demande des radios françaises, qui réclament un assouplissement des règles de diffusions d’artistes francophones. Depuis 1994, toutes les radios, publiques ou privées, doivent en effet diffuser au moins 40% de titres en langue française – dont une moitié de nouveautés. Une règle durcie en 2016 avec un  » plafonnement des rotations « , qui interdit d’utiliser un nombre réduit de titres et de les diffuser très souvent pour atteindre ce quota. »

Comment les quotas de diffusion radiophonique nuisent à la diversité, par Mathieu Perona, Revue économique, vol. 62, no. 3, 2011, p. 511-520. À consulter sur la plateforme Cairn.info.
Résumé : « Des quotas de diffusion de contenus nationaux à la radio ou à la télévision existent dans pratiquement tous les pays. Leur justification est qu’en accordant plus de place aux contenus nationaux, ils permettent de mieux financer ceux-ci et permettent à un plus grand nombre de productions nationales d’accéder à la diffusion. Cette contribution montre que ces deux effets ne vont pas nécessairement de pair et qu’il peut exister un arbitrage entre les deux. En effet, si les contenus domestiques et étrangers sont imparfaitement substituables, un quota dégrade la programmation des diffuseurs qui vont devoir compenser les auditeurs en diffusant plus souvent les contenus les plus populaires, évinçant les genres plus marginaux et réduisant la diversité. »

Interdiction de certains types de musiques, considérées comme des influences extérieures négatives

o La musique « dégénérée » sous l’Allemagne nazie, par Laure Schnapper, Raisons politiques, vol. no 14, no. 2, 2004, p. 157-177.
Résumé : « La politique musicale nazie reflète une opposition manichéenne, typique des totalitarismes, entre œuvres jugées conformes à l’idéologie du régime et celles qui ne l’étaient pas : d’un côté la musique « allemande », de l’autre la musique « dégénérée », dont l’absence de définition précise permettait d’interdire tout ce qui semblait suspect. Une œuvre était acceptée à condition que son auteur ne fût ni juif ni opposant au régime, la musique étant, en l’absence de paroles, peu dangereuse en soi. Le langage musical devait aussi répondre à un idéal de clarté et de sensibilité, et l’opéra mettre en scène les symboles archétypaux de l’idéologie nazie (puissance, courage et supériorité raciale). Si le public resta peu convaincu par ce répertoire néo-wagnérien, cette politique suscita un appauvrissement artistique durable en Europe longtemps après la guerre, de nombreux artistes ayant été anéantis physiquement ou artistiquement. »

Les musiques interdites. Le cas des États totalitaires : Union soviétique et Allemagne nazie, par Jean-Marie Brohm, Topique, vol. 145, no. 1, 2019, p. 25-38.

« La haine de l’art libre a revêtu et revêt encore trois formes principales qui peuvent à l’occasion se métisser. La plus évidente a été l’œuvre des États totalitaires du XXe siècle – l’Allemagne nazie, l’Union soviétique stalinienne, la Chine maoïste notamment – qui ont imposé par la terreur une politique artistique officielle, totalement idéologisée. Cette situation perdure encore, avec des mesures plus ou moins répressives, dans diverses dictatures policières ou théocratiques (Corée du nord, régimes islamiques, la liste n’est pas limitative). La deuxième forme est propre à tous les régimes autoritaires, d’inspiration fasciste, bonapartiste ou nationale-populiste. Ce fut le cas du régime de Vichy, de l’Espagne franquiste ou des démocraties populaires du glacis soviétique qui s’efforcèrent de museler les expressions artistiques par la censure d’État, le contrôle des institutions culturelles et d’incessantes campagnes de mobilisation idéologique en faveur d’un art conforme et conformiste. La troisième forme, moins visible et peut-être plus sournoise encore, est à l’œuvre dans ce que Cornelius Castoriadis a appelé les « oligarchies libérales » occidentales dominées par l’industrie culturelle et les divers marchés de l’art, là où il y a de moins en moins d’œuvres et de plus en plus de produits mimétiques où dominent la « laideur et la haine affirmative du beau [3]». »

art. cité, §3

Notes interdites, Scènes de la vie musicale en Russie soviétique, par Bruno Montsaingeon, 2004, DVD. Vidéo en accès abonné sur le site medici.tv (consulter à la médiathèque).
Présentation : « Un pan essentiel de l’histoire de la musique éclairé par des témoignages décisifs. « En Union Soviétique, de 1917 à 1990, dans un contexte d’extrême difficulté, voire de terreur, s’est développée l’une des vies musicales les plus intenses et les plus riches du XXe siècle… », écrit Bruno Monsaingeon. On n’en finira en effet jamais de s’interroger sur cette énigme que Monsaingeon tente d’éclairer dans son film. »

Promotion d’un nouveau type de musique, symbole d’un ordre nouveau

o Chapitre XIII. Des grandes espérances aux purges culturelles : les avant-gardes face aux totalitarismes, par Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques
(1918-1945). Une histoire transnationale
, de Béatrice Joyeux-Prunel (dir.), éd. Gallimard, 2017, p. 682-784.
Extrait de la présentation sur Cairn.info : « Pour qui entreprend une histoire transnationale des avant-gardes picturales au XXe siècle, la période que couvre ce deuxième tome, de 1918 à 1945, est la plus périlleuse. Car l’auteur doit se colleter avec le grand récit dicté par les avant-gardes elles-mêmes.
Tout commence-t-il avec Dada ? Dès 1910 s’observait la remise en cause symbolique de Paris par les nouvelles générations dans de nouveaux centres : Berlin, Munich, Londres, Bruxelles, Cologne, Moscou, New York. Dada, certes né dans les charniers de la guerre, fut plus encore issu de l’histoire de la modernité artistique et littéraire depuis les années 1850.
Les avant-gardes furent-elles idéologiquement progressistes ? Les acteurs ne cessèrent de négocier entre les logiques révolutionnaires, leurs ambitions nationales et celle de continuer tant bien que mal à se faire connaître sur la scène internationale. »

o La musique, un appareil idéologique d’État. L’Occupation nazie en France, par Jean-Marie Brohm et Laetitia Petit, Topique, vol. 146, n°2, 2019, p. 45-58.
Résumé : « L’occupation nazie de la France (1940-1944) s’est traduite par un double processus de colonisation par la musique germanique. D’abord par la venue régulière des artistes allemands dans des tournées de prestige organisées depuis Berlin par le IIIe Reich. Ensuite par la collaboration active des institutions musicales du régime du Maréchal Pétain avec les organismes de propagande des autorités nazies installées à Paris. La musique étant alors destinée à promouvoir le projet national-socialiste d’une « Europe nouvelle » sous l’égide du « peuple allemand musicien ». »

Chine : le pouvoir en chantant, par Sabine Trebinjac, Cahiers d’ethnomusicologie, 1990/3, sur la plateforme OpenEditions Journals.

Dans la Chine ancienne, la musique, qui englobe la musique instrumentale, la poésie et la danse, est une affaire d’État. Les empereurs y attachent une importance extrême. Et cela est déjà illustré dans les légendes qui entourent les souverains mythiques, inventeurs de tout ce qui permet la socialisation d’un groupe d’individus, c’est-à-dire le début de la civilisation : ainsi, l’écriture, le mariage, l’agriculture, la chasse, la pêche, etc., mais aussi la musique.

Art. cité, §5


Eurêkoimédiathèque de la Philharmonie de Paris